Dans l'embrasure de la porte, il assiste aux répétitions. Son père aligne ses quatre sœurs devant le piano. Ensemble, elles révisent leurs gammes et arpèges. Ses yeux pétillent. L'avenir qu'il entrevoit pour ses préférées est loin mais grand. Il est exigeant, tape du pied férocement lorsque l'une d'elles s'égarent. Elles le craignent mais pas autant que lui, son seul fils, l'aîné. Pour son sexe, il le hait, le met délibérément à l'écart. Caché, il est aux aguets. Au moindre regard dans sa direction, il devra tourner les talons. Face à lui, elles l'ont remarqué. Pas une ne doit souffler mot.
- Concentrez-vous, non de Dieu !Il s'est levé, a écrasé ses doigts sur quelques touches du piano. Surprises, elles ont sursauté. Maintenant, elles se tassent, tentent de se faire plus petites encore qu'elles ne le sont. Livides, elles n'ont pour seule défense que la valeur qu'elles inspirent. Des voix rares, des voix belles. C'est pour les entendre que le désaimé prend le risque de venir.
- On reprend.Et elles s'exécutent. Devant l'effroi affiché de ses sœurs, le voyeur se demande si dans son malheur, il ne serait pas le plus chanceux de la portée.
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Cette fois, il est repéré. Distrait, presque envoûté, par le chant, il en a oublié de rester sur ses gardes.
- Armand !Il tressaille, se redresse et détale. Trop tard. Il l'agrippe par le col et, couper son élan, manque de l'étrangler. Occuper à reprendre son souffle, il n'entend pas ni les jurons, ni les menaces. Trainé dans le couloir, il connait sa destination. Malgré la pluie et le tonnerre grondant, son père n'hésite pas. Balancé par la porte, lui, s'arrête sur le seuil.
- Et ne revient que quand on aura terminé !Déjà trempé, il ne discute pas, prend ses jambes à son cou.
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- Renard ! Il faut que tu nous aides !Elles sont entrées dans la chambre telles des furies. Elles grimpent et sautent sur son lit.
- Doucement... leur demande t-il encore ensommeillé.
Elles l'entourent de leurs bras maigres, caressent tendrement ses cheveux.
- Il nous faut une chanson !
- Encore ?Elles supplient, le couvrent de baisers. Submergé, il tente de s'extirper des draps et termine debout à l'autre extrémité du lit.
- Tu le feras, dis ?Les lèvres retroussées, les yeux de biche, finissent de le convaincre. Et puis, il sait surtout ce qui peut arriver s'il ne le fait pas. Dans un soupir, il hoche la tête. Elles se seraient jetées sur lui si leur père n'était pas entré.
- Descendez de là et dépêchez-vous de vous préparer. Casting dans une heure.Et le jour de congé n'en était plus un. Elles cachent difficilement leur peine mais parviennent à sourire. En partant, elles embrassent poliment leur vieux bourreau.
- Quant à toi, continue celui-ci,
habille toi et file. Je ne veux pas te voir les distraire. C'est bien compris ?**********
Il n'attend ni réaction, ni réponse. D'ailleurs, il n'attend jamais rien de lui. A force, il en a oublié le son de sa voix et a finit par se convaincre -à tort- que son fils est muet.
Il n'a qu'un petit crayon de papier. De son écriture fine et penchée, il couche les mots, les vers sur le papier. Déjà, les détails sont là. Sa prolifique imagination le place devant la scène. Là, un orchestre, ici l'estrade et de ce coté, ses sœurs. Peu de vents, beaucoup de cuivres pour coller au timbre de Louison. Louison, sa préférée. Avec elle et sa voix rauque, brisée, elle chante presque comme lui. Bien sûr, il se réserve ses prestations, fermement convaincu que, de toute façon, il n'intéresse personne.
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La fierté se lit sur son visage. Il en oublie presque d'avoir l'air sévère. Au lieu de les gronder, il embrasse tendrement ses filles. Plus que leur réussite, c'est la sienne. Il brille, rayonne. Il lui semble pouvoir déjà palper les billets entre ses doigts. Il inspire. Et l'odeur de l'encre.
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Définitivement oublié, son fils s'exile.